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Premier constat du philosophe : la justice en soi n’existe pas, il faut la créer. « La justice sera si on la fait » (Alain)

Des quatre vertus cardinales, la justice est la seule qui soit « bonne absolument » alors que les trois autres (la prudence, la tempérance et le courage) peuvent servir de mauvaises causes. « Vertu complète » disait Aristote, et qui interdirait de condamner un innocent, même pour sauver l’humanité tout entière.

Le mot « justice » définit 1) ce qui est conforme au droit (jus, en latin), et 2) la notion d’égalité et d’équité. La justice (jus) doit s’efforcer de satisfaire à la fois le respect de la légalité et de l’égalité entre individus. « Le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité, et l’injuste ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l’égalité » (Aristote).

Pourtant, force est de constater que les lois qui régissent la société ne sont pas toujours justes, même si elles sont tenues pour telles. Un juge doit s’y conformer, au mépris, éventuellement, de ses propres convictions morales ou politiques. « C’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi et qui gouverne nos démocraties. Les plus nombreux, non les plus justes ou les plus intelligents, l’emportent et font la loi. (…) Le souverain en décide mais le souverain –fût-il le peuple- n’est pas juste toujours ». La loi, qui protège la propriété privée, garantit ainsi l’inégalité des richesses. On voit ici que l’égalité et la légalité ne sont pas toujours compatibles. Concilier ces deux termes, tel est le défi permanent qui se pose à la société humaine.

Platon nous éclaire sur ce problème : « La justice est ce qui garde à chacun sa part, sa place, sa fonction, préservant ainsi l’harmonie hiérarchisée de l’ensemble. Serait-il juste de donner à tous les mêmes choses quand ils n’ont ni les mêmes besoins ni les mêmes mérites ? D’exiger de tous les mêmes choses, quand ils n’ont ni les mêmes capacités ni les mêmes charges? »

L’égalité, dans une humanité où tous sont inégaux par nature, n’est facile ni à définir, ni à réaliser. On en discutait en Grèce, on n’a pas fini d’en discuter aujourd’hui. Dans les faits, c’est le plus fort qui l’emporte et c’est ce qu’on appelle la politique. « Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pascal) C’est un abîme que la démocratie même ne peut prétendre combler. « La pluralité est la meilleure voie, parce qu’elle est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir ; cependant c’est l’avis des moins habiles et des moins justes parfois » (Pascal). Car rien ne garantit que la volonté du plus grand nombre soit juste. « La loi est la loi, qu’elle soit juste ou pas ». Cette constatation, qui met en lumière le fait que la légalité n’est pas la justice, nous permet d’aborder l’autre sens du terme de « justice » qui est une valeur morale et une vertu.

Il est juste de combattre une loi injuste. Parfois même il est juste de la violer. « Justice d’Antigone contre celle de Créon. Des résistants contre celle de Vichy. Des justes contre celle des juristes. Socrate, condamné injustement, refusa le salut qu’on lui proposait dans la fuite, préférant mourir en respectant les lois, disait-il, que vivre en les transgressant. C’était pousser un peu loin l’amour de la justice, ou plutôt la confondre abusivement avec la légalité.
Est-il juste de sacrifier la vie d’un innocent à des lois iniques ou iniquement appliquées ? Il est clair en tout cas qu’une telle attitude, même sincère, n’est tolérable que pour soi (…) La morale passe d’abord, la justice passe d’abord, du moins quand il s’agit de l’essentiel, et c’est à quoi peut-être l’essentiel se reconnaît. L’essentiel ? La liberté de tous, la dignité de chacun, et les droits, d’abord, de l’autre ».

Il est souhaitable, que « les lois et la justice aillent dans le même sens, et c’est à quoi chacun, en tant que citoyen, est moralement tenu de s’employer. La justice n’appartient à personne, à aucun camp, à aucun parti (…) La justice n’existe pas, et n’est une valeur, même, qu’autant qu’il y a des justes pour la défendre. »

Complexité de la justice … qui pose un nombre infini, illimité, de questions et qu’il faut continuellement réinventer, gardant toujours à l’esprit l’exigence absolue de l’égalité en droits de tous les hommes. ACS s’étend longuement sur les difficultés que posent les diverses activités humaine lorsqu’il s’agit d’y établir la justice : la politique, le droit, l’acquisition ou la possession de richesses, le commerce, les affaires, toutes les formes d’échange, les relations, etc. où les principes d’égalité, de réciprocité ou d’équivalence entre individus doivent impérativement être respectés. Ni la richesse, ni le génie, ni la sainteté ne donnent un droit particulier. Kant écrit : « Est juste toute action qui permet à la libre volonté de tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre suivant une loi universelle ».

La justice ne peut régner que dans un groupe supposé d’ «égaux sans ego », elle exige la mise hors jeu du moi. Car « le moi est injuste, toujours » (Pascal). Pour autant, la mise à l’écart de toute forme d’égoïsme ne permet pas de « postuler un improbable altruisme » Cette constatation est importante pour comprendre ce qu’est la justice : « ni égoïsme ni altruisme, mais la pure équivalence des droits, attestée ou manifestée par l’interchangeabilité des individus. Il s’agit que chacun compte pour un, comme on dit, mais cela n’est possible – puisque tous les individus réels sont différents et attachés à leurs intérêts propres, qui les opposent – qu’à la condition que chacun puisse se mettre à la place de tout autre… ».

En tant que vertu, on peut dire de la justice qu’elle s’oppose à la tyrannie du moi (qui voudrait asservir et soumettre les autres à son propre intérêt), le contraire de «l’égoïsme et de l’égocentrisme, ou, disons, le refus de s’y abandonner. Aussi est-elle au plus près de l’altruisme ou – c’est le seul altruisme en vérité – de l’amour. Mais au plus près seulement : aimer est trop difficile, surtout s’agissant de notre prochain (…) aimer est trop exigeant, aimer est trop dangereux, aimer, en un mot, est trop nous demander ! Face à la démesure de la charité, pour laquelle l’autre est tout , face à la démesure de l’égoïsme, pour lequel le moi est tout, la justice se tient dans la mesure que symbolise la balance, autrement dit dans l’équilibre ou la proportion : à chacun sa part, ni trop ni trop peu, comme dit Aristote, et à moi-même – par quoi la justice, malgré sa mesure, ou à cause d’elle, reste pour chacun un horizon presque inaccessible – comme si j’étais n’importe qui ».

La justice suppose une vie sociale, politiquement et juridiquement organisée. Pour Spinoza comme pour Hobbes, le juste et l’injuste sont « des notions intrinsèques » qui ne décrivent que des « qualités relatives à l’homme en société, non à l’homme solitaire »

Le philosophe écossais David Hume (1711-1756) avait émis cinq hypothèses qui permettraient à une société de fonctionner sans avoir besoin d’une justice. Dans cette société hypothétique, il devrait y régner : « une abondance absolue, un amour universel, une misère ou une violence extrêmes et généralisées, la confrontation à des êtres doués de raison mais trop faibles pour se défendre, enfin une séparation totale des individus, entraînant pour chacun d’entre eux une solitude radicale »

A examiner de plus près ces propositions un peu surprenantes, ACS s’attache à en démontrer les points faibles et, surtout, à relever le fait qu’une justice véritable, finalement, reste assez éloignée des théories du philosophe (voir commentaires à ce sujet pages 115 à 124).

La justice doit s’appliquer à lutter sans relâche avant tout pour les plus faibles, car ce ne sont pas les justes qui l’emportent, mais les forts. Ce sont eux qui font la loi, la plupart du temps et qui peuvent ainsi soumettre les plus faibles à leur tyrannie lorsqu’on a échoué à « mettre ensemble la justice et la force » (Pascal). Pourtant, il serait illusoire de croire qu’une législation absolument juste soit possible et qu’il suffirait de l’appliquer pour résoudre la question. Aristote relève le fait qu’une législation est constituée de dispositions nécessairement générales qui, appliquées de manière « trop mécanique ou trop intransigeante », créent des inégalités. Au-dessus des lois doit donc régner le principe d’équité. « L’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale » (Aristote)

Pour conclure :

« L’équité ne va pas sans miséricorde, non qu’on renonce à punir, mais en ceci qu’il faut, pour que le jugement soit équitable, avoir surmonté la haine et la colère (…) Elle ne va pas non plus sans intelligence, ni sans prudence, ni sans courage, ni sans fidélité, ni sans générosité, ni sans tolérance… C’est où elle rejoint la justice, non plus comme vertu particulière, telle que nous l’avons ici considérée, mais comme vertu générale et complète, celle qui contient ou suppose toutes les autres, celle dont Aristote disait si joliment qu’on la considère « comme la plus parfaite des vertus, et que ni l’étoile du soir, ni l’étoile du matin ne sont aussi admirables ».

Les qualités requises pour être ce qu’on appelle un juste, et les exigences qu’il faudrait voir réalisées pour établir une justice véritable, sont d’un ordre qui n’existe pas « C’est pourquoi le combat pour la justice n’aura pas de fin. Ce Royaume-là au moins nous est interdit, ou plutôt nous n’y sommes déjà qu’autant que nous nous efforçons d’y atteindre : heureux les affamés de justice, qui ne seront jamais rassasiés ».

 

Extraits de « Petit traité des grandes vertus » d'André Comte-Sponville, réunis par Jacqueline Roussy