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La tempérance n’a rien à voir avec une forme d’ascétisme ou d’austérité. Spinoza a lui-même dénoncé la confusion qui assimile la tempérance à une volonté de se priver de plaisirs et de jouissance.

Or, la tempérance n’interdit pas de jouir, bien au contraire : elle invite à jouir mieux, à cultiver « la modération par quoi nous restons maîtres de nos plaisirs au lieu d’en être les esclaves. C’est jouissance libre, et qui n’en jouit que mieux puisqu’elle jouit aussi de sa propre liberté » Celui qui pratique la tempérance connaît le goût raffiné d’une jouissance « plus pure ou plus pleine » Plus pure, plus joyeuse, plus sereine parce que libre de toute dépendance.

D’ailleurs, certains philosophes comme Aristote et Platon préféraient parler d’ « indépendance » plutôt que de «tempérance », mettant ainsi l’accent sur la liberté dont jouit celui qui pratique la modération et sait se contenter de peu. Son contentement réside aussi dans le pouvoir qu’il a sur lui-même et sur ses désirs. Au contraire, celui qui veut toujours plus que ce qu’il a est un éternel insatisfait, puisque ses désirs sont sans limites. « L’intempérant est un esclave, d’autant plus asservi qu’il transporte partout son maître avec soi »

Pour autant la tempérance n’est pas si facile à atteindre. Raison pour laquelle elle est une vertu. Elle est « cette ligne de crête entre les deux abîmes opposés de l’intempérance et de l’insensibilité, entre la tristesse du débauché et celle du peine-à-jouir, entre le dégoût du goinfre et celui de l’anorexique. Quel malheur de subir son corps ! Quel bonheur d’en jouir et de l’exercer ! »

La tempérance implique le respect de soi, « la prudence appliquée aux désirs » et la capacité de développer en soi le goût de la saveur plutôt que de sa quantité, l’affinement de la sensation « par la conscience qu’on en prend, et non par la multiplication indéfinie de ses objets ». Car les besoins, lorsqu’ils sont naturels - comme boire lorsqu’on a soif ou apaiser sa faim -, sont limités et faciles à satisfaire. « Ce n’est pas le corps qui est insatiable. L’illimitation des désirs, qui nous voue à l’insatisfaction ou au malheur, n’est qu’une maladie de l’imagination. » Les intempérants veulent s’affranchir des limites que leur impose leur corps, jouir sans bornes… quittes à regretter le manque ressenti lorsqu’ils ont atteint la satiété. Ils sont inévitablement tristes et malheureux. « L’intempérance est peste de la volupté, et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement qui permet de savourer le plaisir en sa plus gracieuse douceur ». (Montaigne) Ainsi, le gourmet donne plus d’importance à la qualité qu’à la quantité, mais le sage va plus loin : pour lui, « la qualité de son plaisir lui importe plus que celle du mets qui l’occasionne ». Il peut trouver un égal plaisir à des mets simples et sans apprêt qu’aux saveurs d’un régime raffiné. Le plaisir lui vient de la satisfaction du besoin. « L’habitude de régimes simples et non dispendieux est propre à parfaire la santé, rend l’homme actif dans les occupations nécessaires de la vie, nous met dans une meilleure disposition quand nous nous approchons, par intervalles, des nourritures coûteuses, et nous rend sans crainte devant la fortune » (Epicure) Le sage épicurien « n’est pas un esthète : c’est un connaisseur ». Il sait que le nécessaire, lorsqu’on sait s’en contenter, est toujours accessible. Il n’a pas à craindre le manque, car il vit « le coeur content de peu, d’autant plus assuré de son bien-être qu’il sait que de ce peu il n’y a jamais disette » (Lucrèce).

Saint François d’Assise a vécu une pauvreté heureuse et son exemple nous rappelle que celui à qui la vie suffit ne manquera jamais de rien. Il est important de s’en souvenir à l’époque d’abondance où nous vivons, « où l’on meurt et souffre plus souvent par intempérance que par famine ou ascétisme. La tempérance est une vertu pour tous les temps, mais d’autant plus nécessaire qu’ils sont plus favorables (…) c’est une vertu ordinaire et humble », qui ne doit pas être considérée comme une simple « hygiène » par une société imprégnée de matérialisme.

Saint Thomas, qui la considérait comme une des vertus cardinales, estime que c’est peut-être aussi celle qui présente le plus de difficultés. Car elle implique les désirs les plus nécessaires à la vie, donc aussi les plus forts, dès lors les plus difficiles à maîtriser. Il ne peut donc être question de les supprimer, mais bien d’en contrôler les effets.

« La tempérance est une régulation volontaire de la pulsion de vie, une saine affirmation de notre puissance d’exister, et spécialement de la puissance de notre âme sur les impulsions irraisonnées de nos affects ou de nos appétits » (Spinoza), et Alain considère qu’elle est « la vertu qui surmonte tous les genres d’ivresse » et doit donc surmonter aussi – c’est où elle touche à l’humilité- l’ivresse de la vertu, et d’elle-même.

 

Extraits de « Petit traité des grandes vertus » d'André Comte-Sponville, réunis par Jacqueline Roussy