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La prudence est-elle une vertu ? A-t-elle une valeur morale ?

Telles sont les questions que pose ACS dans ce chapitre, sachant que les philosophes n’ont pas toujours été d’accord sur ce sujet.

Dans l’Antiquité et au Moyen-âge, elle était considérée comme l’une des quatre vertus cardinales avec la tempérance, le courage, la justice. Pour les modernes, elle relève moins de la morale que de la psychologie et du calcul. Kant, déjà, n’y voyait qu’ «amour de soi éclairé ou habile, certes non condamnable, mais sans valeur morale (…) car la prudence est trop avantageuse pour être morale et le devoir trop absolu pour être prudent ».

ACS considère que certaines situations exigent un abandon de toute prudence au profit d’un devoir moral. Elle doit en tout temps être soumise à la simple humanité, à la défense d’une juste cause, et prendre en compte les conséquences négatives qu’elle pourrait engendrer. Il faut donc, d’après lui, une « éthique de la prudence » qui commande une « juste détermination ». La prudence accompagne donc toute vertu.

Les Grecs enseignaient la « phronèsis » (que les latins traduisirent par « prudentia ») c.a.d.une « prudence » qui allait bien au-delà de l’évitement des dangers, qui est pour les modernes sa principale signification. Il s’agissait, en somme, d’une forme de « sagesse pratique » Aristote la considérait comme une vertu intellectuelle, étant « la disposition qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais pour l’homme, non pas en soi mais dans le monde tel qu’il est ; non pas en général mais dans telle ou telle situation ». Cela peut se résumer, finalement, à ce qu’on peut appeler « le bon sens au service d’une bonne volonté ».

Pour Saint Thomas, la prudence est celle des quatre vertus cardinales qui permet aux trois autres (le courage, la justice, la tempérance) de fonctionner. Réciproquement, sans les trois autres, la prudence serait vide ou réduite à la simple habileté.

Aucune vertu, donc, ne saurait se passer de la prudence. « La prudence ne règne pas (la justice, l’amour vaut mieux), mais elle gouverne ». Dans le choix d’une bonne décision, d’une bonne action, « la prudence en décide comme le courage y pourvoit ».

Pour les stoïciens, la prudence était la « science des choses à faire ou ne pas faire. On préfère dire qu’elle n’est pas une science, mais qu’elle la remplace lorsque la science fait défaut. Elle entre en jeu lorsqu’il y a « l’incertitude, le risque, le hasard, l’inconnu » et participe au bon choix des moyens à utiliser pour le but recherché. Epicure considère que la prudence, par le discernement qu’elle implique dans le choix des choses à faire ou à ne pas faire, est plus précieuse que la philosophie.

Prévoyance et calcul sont les attributs de la prudence, qui prend en compte l’avenir et les conséquences possibles de toute décision. Elle est « prévisionnelle et anticipatrice », elle appelle à la patience. Elle évoque aussi la notion de « Kairos » qui, chez les Grecs, définissait le moment propice à une action et tenant compte des obstacles imposés par le réel. « La prudence est ce qui sépare l’action de l’impulsion, le héros de la tête brûlée » et se résume très simplement par la capacité d’agir intelligemment.

Si notre vision moderne de la prudence y voit d’abord un principe de précaution visant essentiellement à éviter les dangers, elle a néanmoins besoin de s’appuyer sur la vision plus large des Anciens. A défaut, la frontière entre prudence et lâcheté serait vite franchie. « Sans le courage, elle ne serait que pusillanime, comme le courage, sans elle, ne serait que témérité ou folie ». Nous avons parfois à prendre des risques, à affronter des dangers. Dans ces moments-là, la prudence, au sens ancien du terme (c'est-à-dire comme « vertu du risque et de la décision ») reprend toute sa valeur.

« La prudence conseille, la morale commande » (Kant). La prudence ne peut être considérée comme une vertu que si elle s’applique à un but estimable, sinon elle n’est qu’habileté. « Il n’est pas possible d’être un homme de bien sans prudence, ni d’être prudent sans vertu morale » (Aristote) Elle est un devoir lorsque nous sommes confrontés aux risques que nous pourrions faire courir à d’autres personnes ou à notre environnement. Elle s’adresse aussi à notre sens des responsabilités. L’humanité, aujourd’hui, en a plus que jamais besoin pour construire son avenir. « C’est la plus morale de nos vertus, ou plutôt celle de nos vertus que la modernité rend la plus nécessaire ». Nécessaire aussi pour « protéger la morale du fanatisme » et de tous les crimes et méfaits accomplis au nom du Bien.

Conclusion d’André Comte-Sponville :

« Morale sans prudence, c’est morale vaine ou dangereuse. « Caute » disait Spinoza :
Méfie-toi » C’est la maxime de la prudence, et il faut se méfier aussi de la morale quand elle néglige ses limites ou ses incertitudes. La bonne volonté n’est pas une garantie, ni la bonne conscience, une excuse. Bref, la morale ne suffit pas à la vertu : il y faut aussi l’intelligence et la lucidité. C’est ce que l’humour rappelle et que la prudence prescrit. »

« Il est imprudent de n’écouter que la morale, et il est immoral d’être imprudent ».

 

Extraits de « Petit traité des grandes vertus » d'André Comte-Sponville, réunis par Jacqueline Roussy