Les mathématiques, les sciences s’appuient sur des vérités prouvées et irréfutables. La notion de tolérance n’y a donc aucune place ni signification.
La tolérance s’applique essentiellement aux domaines philosophiques ou religieux, et d’une façon générale, au monde des idées où une certaine liberté a sa place. « La Bible n’est ni démontrable ni réfutable, il faut donc y croire, ou tolérer qu’on y croie » On peut voir dans le même esprit, par exemple, la théorie évolutionniste de Darwin : ce serait faire acte d’intolérance que de vouloir l’imposer comme vérité absolue de la genèse de l’homme. Mais il serait tout aussi intolérant de combattre les adeptes de cette théorie.
Tolérer, c’est accepter ce qu’on pourrait condamner, c’est laisser faire ce qu’on pourrait empêcher ou combattre. C’est donc « renoncer à une part de son pouvoir, de sa force, de sa colère,… c’est agir contre soi, et pour autrui ». La tolérance qui prend sur autrui n’en est plus une. « Tolérer la souffrance des autres, tolérer l’injustice dont on n’est pas soi-même victime, tolérer l’horreur qui nous épargne, ce n’est plus de la tolérance : c’est de l’égoïsme, c’est de l’indifférence, ou pire. Tolérer Hitler, c’était se faire son complice, au moins par omission, par abandon, et cette tolérance était déjà de la collaboration ».
Poussée à la limite, la tolérance « finirait par se nier elle-même » La tolérance ne vaut donc que dans certaines limites, qui sont celles de sa propre sauvegarde et de la préservation de ses conditions de possibilité. C’est « le paradoxe de la tolérance » (Karl Popper) « Si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu’on ne défende pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance ».
Mais on ne saurait non plus renoncer à toute tolérance vis-à-vis de ceux qui ne la respectent pas. Le problème se pose avec acuité au niveau politique : une démocratie qui interdirait tous les partis non démocratiques serait trop peu démocratique ; mais elle le serait trop si elle laissait faire tout et n’importe quoi, par quoi elle se condamnerait elle-même.
« Ce qui doit déterminer la tolérabilité de tel ou tel individu, de tel ou tel groupe ou comportement, n’est pas la tolérance dont ils font preuve…mais leur dangerosité effective. Ils doivent être interdits si, et seulement si, ils menacent effectivement la liberté ou, en général les conditions de possibilité de la tolérance. Cette « casuistique de la tolérance » (Jankélévitch) est l’un des problèmes majeurs de nos démocraties. Le paradoxe de la tolérance, c’est qu’on affaiblit la société dans son ensemble à force de vouloir l’étendre à l’infini. Tolérance n’est pas faiblesse ni passivité.
Moralement condamnable et politiquement condamnée, une tolérance universelle ne serait donc ni vertueuse ni viable. C’est tout le problème du fragile équilibre à atteindre et à ne pas dépasser. Pourtant, en morale comme en politique, « les incertitudes et les risques valent mieux que le confort et les certitudes inamovibles du totalitarisme ».
L’intolérance se fonde sur une idéologie, c’est-à-dire sur une vérité décrétée indiscutable et qui n’a rien à faire des opinions de chacun. C’est la tyrannie du vrai, le pouvoir d’une doctrine. Cette vérité supposée tient lieu de légitimité, engendrant dogmatisme et fanatisme.
« La tolérance est un genre de sagesse qui surmonte le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité » (Emile Chartier, dit Alain, philosophe 1868-1951)
Si le fanatisme est effectivement un « redoutable amour de la vérité », faut-il renoncer à aimer la vérité ? Evidemment non. Car l’amour de la vérité nous fournit la principale raison d’être tolérant, pour les raisons suivantes :
- La vérité, pour autant qu’on puisse la connaître en toute certitude, est libre. Elle n’obéit pas, ne commande pas et ne donne aucun pouvoir. Car chacun, aussi convaincu soit-il d’avoir raison, est obligé de reconnaître son incapacité à convaincre ceux qui, en toute bonne foi, ne partagent pas les mêmes certitudes.
- Quiconque recherche la vérité absolue est amené à réaliser l’impossibilité de l’atteindre, car l’absolu est inconnaissable.
La tolérance ne s’applique qu’à des questions d’opinion, donc à une croyance incertaine et de toute façon subjective. Rechercher la vérité, c’est aussi accepter le doute, savoir reconnaître ses erreurs et la relativité de toute certitude, qu’elle soit religieuse ou politique.
« L’intolérance rend bête comme la bêtise rend intolérant »
Il convient encore de faire une distinction importante entre la vérité et la valeur, entre le vrai et le bien. Car si la Vérité est UNE et s’impose donc à tous, elle n’empêche pas des visions de la vie, des systèmes de pensée et des coutumes différentes selon les cultures. Par conséquent, « Il y a dans cette disjonction une raison supplémentaire d’être tolérant : quand bien même nous aurions accès à une vérité absolue, en effet, cela ne saurait obliger tout le monde à respecter les même valeurs, ni donc à vivre de la même façon ». Il faut des lois communes pour tous, afin d’éviter le pire et protéger les faibles, mais dans les domaines qui sont communs à toute l’humanité.
Finalement, force est de constater que la notion de tolérance renferme quelque chose de condescendant, même de méprisant. « Tolérer » est un terme infériorisant, à la rigueur culpabilisant. Il implique au mieux une idée de politesse, parfois de pitié, parfois d’indifférence. Si, comme on l’a vu, les opinions sont libres, elles n’ont pas à être « tolérées », mais bien « respectées ». Le respect de la liberté religieuse, par exemple, ne doit pas être une tolérance, mais une « stricte obligation » Mais si ce mot (tolérance) déplaît à beaucoup, philosophes en particulier, il faut reconnaître qu’il s’est imposé pour désigner la vertu qui s’oppose au fanatisme, au sectarisme, en un mot à l’intolérance. Il serait plus juste, plus généreux, de dire « sympathie » ou même « amour ». Mais « tolérance » est bien le mot qui convient puisque « sympathie et amour» nous font défaut. La tolérance : vertu mineure, soit, mais qui nous ressemble. « Elle n’est pas un idéal,… c’est un minimum, une solution passable en attendant mieux, c’est-à-dire en attendant que les hommes puissent s’aimer, ou simplement se connaître et se comprendre… La tolérance est donc un moment provisoire ». Petite vertu, peut-être, mais qui joue dans la vie collective le même rôle que la politesse dans la vie interpersonnelle.
Extraits de « Petit traité des grandes vertus » d'André Comte-Sponville, réunis par Jacqueline Roussy